Chenghuang, Le dieu des Murs et des Fossés



Chenghuang, Le dieu des Murs et des Fossés est le dieu qui joue le rôle le plus important dans la vie religieuse des villes et des bourgs chinois, dont il est le protecteur attitré. Il n'est pas le fondateur ; à celui-ci, on rend souvent un culte spécial sous des noms qui varient suivant les lieux (un des plus répandus est simplement l'Ancêtre du Village, shezu. Il est le dieu que l'Auguste de Jade a chargé du gouvernement d'une circonscription ; il est le substitut moderne de l'ancien dieu du Sol, she, qu'il a remplacé et qui a disparu presque entièrement du culte populaire pour ne plus avoir de place que dans la religion officielle. Celui-ci était, à l'origine, le plus important des dieux féodaux, la personnification, non de la terre productrice de récoltes, mais du fief lui-même, en tant que territoire délimité ayant une existence propre sous la suzeraineté du Fils du Ciel ; et, comme tel, il protégeait le peuple du territoire et la famille seigneuriale. Il y avait ainsi toute une hiérarchie divine de dieux du Sol appelés she, en face de la hiérarchie humaine des princes. Quand le monde féodal disparut au cours du IIIe siècle avant notre ère, la hiérarchie des princes étant remplacée par une hiérarchie de fonctionnaires, ces dieux du sol princiers devinrent des dieux du sol provinciaux, auxquels les gouverneurs, préfets, sous préfets rendirent régulièrement le culte. Mais la vie se retirait peu à peu de ce culte tout administratif : les she ont bien subsisté dans le catalogue de sacrifices officiels, et, du haut en bas, de l'Empereur (ou actuellement du Président de la République) aux notables du village, il leur est fait des offrandes régulières à époque fixe ; mais c'est un culte périmé qui ne se maintient que par habitude et n'intéresse plus guère que les lettrés férus de ritualisme archaïque. Dans la religion vivante, les chenghuang, nouveaux venus d'origine incertaine les ont entièrement remplacés à tous les points de vue : ce sont eux maintenant qui protègent la ville et la circonscription où ils ont un temple ; c'est à eux qu'on demande de donner paix, bonheur, richesse, bonne récolte, etc., à toute la population. Comme le disait au début du siècle dernier le vice-roi des Deux Hu (Hubei et Hunan) Wu Rongguang,

« le Dieu des Murs et des Fossés préside réellement à l'administration d'une région ; il donne du bonheur aux bons et du malheur aux méchants ».

Le Dieu des Murs et des Fossés n'est pas l'ancien dieu sous un nom nouveau : bien qu'actuellement il s'en rapproche beaucoup, il est en réalité tout autre chose, et l'influence des idées bouddhistes et taoïstes s'est exercée avec beaucoup de force sur sa formation. Comme tous les dieux du panthéon actuel, les chenghuang sont considérés comme des fonctionnaires de la Cour Céleste, des hommes qui ont par leurs mérites obtenu de recevoir cette charge après leur mort pour le temps d'une existence ; mais c'est là l'interprétation générale récente de ce culte dans le système religieux actuel. En réalité, leur origine remonte bien plus haut. Ils semblent être les plus vivaces de ces esprits à qui le peuple a de tout temps rendu un « culte irrégulier », c'est à-dire non reconnu par les pouvoirs publics, et que, dès le temps des Han, aux premiers siècles de notre ère, les mandarins poursuivaient déjà, faisant raser leurs temples et interdisant leurs sacrifices. Des héros locaux, de grands personnages ayant leur tombeau ou leur temple funéraire à proximité, des fonctionnaires ayant laissé un bon souvenir devinrent peu à peu les protecteurs, les patrons de la population. Le temple du chenghuang de Wuhu à Taipingfu (Anhui) prétend remonter à l'an 240 de notre ère. C'est en 555 que, pour la première fois, est noté le fait qu'un dieu des Murs et des Fossés reçoit des sacrifices d'un mandarin, lorsque le général des Qi septentrionaux Murong Yan, chargé de défendre la ville de Ying (aujourd'hui Wuchang dans le Hubei) joignit à divers moyens terrestres des prières officielles au chenghuang local. Vers la même époque, Xiao Ji, roi de Wuling (un prince de la famille impériale des Liang, qui régnaient sur le midi de la Chine), fit lui aussi des offrandes au temple d'un dieu des Murs et des Fossés. Son sacrifice est resté célèbre à cause d'un prodige qui se produisit à cette occasion : un serpent rouge sortit subitement et s'enroula autour de la tête de la victime. Il est probable qu'à cette époque les temples des chenghuang étaient déjà répandus dans l'empire, car l'auteur de l'Histoire des Qi septentrionaux, qui écrivait un demi-siècle plus tard, raconte le fait sans éprouver le besoin de donner aucune explication. Trois grands écrivains du VIIIe siècle, Zhang Yue en 717, Zhang Jiuling en 727 et Du Mu en 842, firent les uns et les autres, alors qu'ils étaient des mandarins provinciaux, des sacrifices au Dieu des Murs et des Fossés de leur ville, Jingzhou pour le premier, Hongzhou pour le second et Huangzhou pour le troisième ; les prières qu'ils composèrent en ces occasions ont été conservées dans les recueils de leurs oeuvres littéraires : Zhang Yue demandait en général le bonheur pour le peuple de sa circonscription, que les fauves ne dévorassent pas ses subordonnés ni les insectes ne mangeassent les récoltes ; Zhang Jiuling, plus pressant, demandait qu'une inondation baissât et que les pluies torrentielles cessassent pour que les moissons ne fussent pas perdues ; Du Mu priait pour la pluie, demandant la fin d'une sécheresse de trois ans qui désolait sa préfecture. En 751, Zhao Juzheng, gouverneur de Suzhou (Jiangsu), reconstruisit le temple du chenghuang local et lui composa une inscription. Son contemporain, Duan Quanwei, restaura de même celui de Chengdu (Sichuan) et érigea une stèle : et le gouverneur Li Deyu lui offrit un sacrifice vers 830. Bien que, d'après un écrivain de cette époque, Li Yangping, ces dieux ne fussent pas alors inscrits au registre des sacrifices officiels, la fondation ou le déplacement d'un centre administratif était presque immédiatement suivi de l'érection d'un temple du Dieu des Murs et des Fossés ; celui de Xiangshan (Zhejiang) fut bâti en 706, l'année même où fut créée la sous préfecture ; celui de Fenghua (Zhejiang) fut fondé, par ordre impérial, en 865, par le gouverneur du département de Ming, Li Zongshen : il y avait un peu plus d'un siècle que le siège de ce département avait été fixé dans cette sous préfecture (738) ; celui de Dinghai (dans les îles Zhoushan, Zhejiang) fut construit en 916, sept ans après la création de la sous préfecture (909), etc. D'ailleurs, le culte montant de proche en proche allait bientôt parvenir plus haut vers 934 936 le roi de Wu-Yue c'est à dire d'un petit royaume occupant le nord du Zhejiang, décernait le titre de roi à trois dieux des Murs et des Fossés de ses États, ceux de Hangzhou sa capitale, de Yuezhou (Shaoxingfu, Zhejiang) et de Huzhou. Les empereurs de la dynastie Song acceptèrent ce culte et conservèrent à ces dieux leurs titres, en les augmentant même parfois : celui de Hangzhou, leur capitale, reçut ainsi une promotion en 1172. Sous la dynastie mongole, le titre de roi fut décerné au Dieu des Murs et des Fossés de la nouvelle capitale, qui était le Pékin actuel. La dynastie des Ming commença par imiter celles qui l'avaient précédée : son fondateur Taizu décerna le titre d'Empereur au chenghuang de la capitale (alors Nankin) ; celui de roi à ceux de Kaifeng fu et de quelques autres localités ; les titres de marquis et de comte aux dieux des préfectures (fu) et des sous préfectures (xian) ; mais, en 1370, tous ces titres furent supprimés, et on se contenta des désignations de Dieu des Murs et des Fossés de telle ou telle préfecture ou sous préfecture. A plusieurs reprises, divers lettrés, par souci d'orthodoxie et de purisme religieux, ont combattu ces cultes comme des corruptions modernes de la bonne doctrine qui n'existaient pas dans l'antiquité et ont cherché à les faire exclure de la religion officielle, mais sans succès ; il a fallu la Révolution et l'avènement de la République pour leur faire perdre leur place dans le rituel d'État. Mais la reconnaissance officielle, malgré son importance, n'est pas essentielle au culte de ces dieux : ce sont avant tout des dieux populaires, et c'est dans le sentiment religieux du peuple que leur culte est profondément implanté.

Chaque circonscription a son Dieu des Murs et des Fossés, dont le titre varie — les vieux titres autrefois décernés ont été conservés dans l'usage courant malgré les décrets et les ordonnances contraires. Ce sont souvent des personnages historiques anciens ou modernes qui remplissent ces fonctions ; mais, à côté d'eux, il y a nombre de héros locaux, réels ou imaginaires. Celui de Pékin est Yang Jisheng, un fonctionnaire des Ming, exécuté en 1556, à l'âge de quarante ans ; celui de Nankin est Yu Qian, président du ministère de la Guerre sous Taizu des Ming, qui repoussa les Mongols après l'enlèvement de l'empereur Yingzong (1449), mais, ayant refusé de s'occuper de la mise en liberté de l'empereur prisonnier, fut exécuté quand celui-ci revint en 1457. Celui de Suzhou (Jiangsu) fut longtemps le prince de Chunshen, ministre du royaume de Chu au IIIe siècle avant notre ère, et protecteur du philosophe Xunzi, qui est avec Mencius le plus célèbre des maîtres confucéens de cette époque : la capitale du fief de ce prince passe pour avoir été à Suzhou ; aujourd'hui, il n'est plus Dieu des Murs et des Fossés de la ville entière, il est seulement Dieu du Lieu, Tudi, du quartier oriental. Celui de la préfecture de Ningbo (Zhejiang) est Ji Xin, un général du parti de Liu Bang, roi de Han, le fondateur de la dynastie Han, au temps où il luttait encore pour la suprématie avec Xiang Yu roi de Chu, et qui donna sa vie pour son maître en 203 avant notre ère. Liu Bang, qui assiégeait depuis longtemps la ville de Yongyang (près de Kaifeng fu), s'était vu à son tour investi par les troupes de son rival, et, dépourvu de vivres, allait être réduit à se rendre ; Ji Xin lui offrit de se faire passer pour lui ; il monta sur le char royal, dont il ferma sur lui les rideaux, puis il s'avança vers le camp adverse en annonçant que le roi de Han se rendait, et, pendant que toute l'armée ennemie, poussant des vivats, ne s'occupait que de lui, son maître put s'enfuir inaperçu avec quelques dizaines de cavaliers ; quand Ji Xin, arrivé devant Xiang Yu, fut descendu du char et eut été reconnu, celui-ci, furieux de se voir joué, le fit brûler vif. Il n'y a dans ce cas aucun lien entre le héros et Ningbo ; son choix comme chenghuang est d'ailleurs nécessairement tardif, puisque Ningbo est une ville récente : c'est au début du IXe siècle que la sous préfecture de Yin fut établie à l'emplacement de la ville actuelle avec une toute petite enceinte ; elle se développa assez rapidement, et, trois quarts de siècle plus tard, un chef local nommé Huang Cheng, que la dissolution de l'empire des Tang avait mis au premier plan, la protégea d'un long mur en terre. C'est en 916 seulement que le temple du Dieu des Murs et des Fossés fut bâti, à cinquante pas au sud ouest de l'enceinte, par le gouverneur Chen Chengye. Le dieu de Guilin est Zhang Dongchang, officier de l'empereur Yongming des Ming (1648 1662), qui fut mis à mort par les Mandchous en 1659. D'ailleurs, si la fonction est immuable, les titulaires en changent souvent : le dieu de Hangzhou, la capitale du Zhejiang, est actuellement Zhou Xin, un mandarin du début des Ming, qui fut mis à mort en 1412 et fut élevé officiellement à cette dignité quelques années plus tard. Avant lui, la ville avait déjà un chenghuang qui avait reçu, sous la dynastie des Song, le titre de Roi de l'Éternelle Fermeté, Yonggu wang, mais dont on ne sait pas le nom ni à quelle époque il avait vécu. Son temple avait été, à l'origine, sur le mont Fenghuang, mais les empereurs Song, ayant établi leur palais sur cette colline quand la ville devint leur capitale, il fut transféré par eux au mont Baoyue (1139), puis au Wushan, où il est encore de nos jours, servant à la fois pour la préfecture et pour les deux sous-préfectures, entre lesquelles était partagée, jusqu'en 1914, la ville préfectorale.

Les raisons pour lesquelles ont été choisis les titulaires de ces postes divins sont très variées et parfois difficiles à reconnaître : si Zhou Xin est avec justice devenu le protecteur des habitants de Hangzhou, puisque c'est en essayant de les protéger des exactions d'un fonctionnaire malhonnête qu'il s'est exposé aux calomnies causes de sa mort ; si Su Jian est justement devenu le protecteur de Nanning (Guangxi), qu'il défendit contre les barbares en 1075 et sous les ruines de laquelle il s'ensevelit, aucun lien saisissable ne rattache Ji Xin à Ningbo. Quelquefois le lien est très ténu : le Dieu des Murs et des Fossés de la sous-préfecture de Lin'an (Zhejiang) au Xe siècle (je ne sais si c'est encore le même aujourd'hui) était un enfant d'une dizaine d'années, petit porteur d'éventail de Qian Liu, roi de Wu Yue (907 932) : celui-ci l'avait fait mettre à mort dans un moment de colère, parce qu'en l'éventant il l'avait frappé à l'épaule avec le long manche de l'éventail ; peu après, l'enfant lui était apparu, et le prince, effrayé, s'était écrié :

— J'ai tué des hommes sans nombre, et ce petit garçon m'apparaît !

En sorte que, pour le calmer, il l'avait nommé dieu de cette sous préfecture.

Souvent l'adoption officielle n'a dû être que la reconnaissance d'un culte populaire plus ou moins ancien. C'est ainsi qu'en 908 Qian Liu roi de Wu Yue, reconnut comme dieu de Yuezhou (Shaoxing), en lui décernant le titre de marquis, l'ancien gouverneur Pang Yu, mort quelque trois siècles auparavant, auquel la population avait depuis longtemps élevé un temple.

La fête du Dieu des Murs et des Fossés est une des principales fêtes populaires. Elle comporte de grandes processions, auxquelles tout le peuple de la ville prend part. En tête, derrière les hérauts chargés de faire dégager les rues où doit passer le dieu, s'avancent des gongs et des tambours, puis des groupes d'enfants et d'hommes portant des bâtonnets d'encens, suivis des porteurs de bannières et de parasols ; ensuite vient la statue du Dieu du Lieu, portée sur son palanquin, passant la première pour s'assurer que tout est en son ordre ; parfois, au lieu de la statue, c'est un notable travesti en Dieu du Lieu, avec une longue barbe blanche et un bâton noueux ; derrière le Dieu du Lieu, on porte, dans une sorte de grande marmite, le vinaigre dont on arrose les rues afin de les purifier sur le passage, et plus loin le grand brûle parfum. Alors vient le cortège du dieu, ses employés figurés par des hommes ou des enfants déguisés, son cheval, ses deux satellites, Tête de Boeuf et Face de Cheval, ses bourreaux, et enfin le dieu lui-même, c'est à dire sa statue, dans un grand palanquin. A cette procession se joignent des cortèges divers, cortèges de pénitents, comme les Vêtus de Rouge (le rouge était la couleur des vêtements des condamnés à mort), qui s'en vont lentement, la cangue au cou, les mains enchaînées, avec des gongs et des bannières, ou des groupes d'hommes déguisés en démons. Certains s'y joignent pour accomplir un voeu : des enfants ou des jeunes gens costumés comme les anciens courriers impériaux, un petit drapeau à la main, qui vont brûler une lettre de remerciement pour la guérison d'une maladie, quelques uns enfermés dans une petite cage comme des criminels en expiation d'une faute inconnue afin d'obtenir la santé.

Le Dieu des Murs et des Fossés a sous ses ordres toute une administration. Ses subordonnés les plus célèbres sont le Monsieur Blanc, Bai laoye, et le Monsieur Noir, Hei laoye, qui voient tout ce qui se passe dans la circonscription, le premier pendant le jour et le second pendant la nuit. On les représente comme deux personnages longs et maigres, coiffés de hauts bonnets coniques, vêtus l'un tout de blanc, l'autre tout de noir. Il y a aussi Tête de Boeuf et Face de Cheval, mais ceux ci sont plus exactement des satellites infernaux. D'autre part, tous les dieux du Lieu et de la Circonscription dépendent de lui.

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