La légende du mendiant Liu Guanci

Sous le règne de l'Empereur Dali de la dynastie des Tang, un certain Liu Guanci, originaire de Luoyang, mendiait à Suzhou. Un jour il rencontra un lettré du nom de Cai Xia. Celui-ci, beau et désinvolte, appela gentiment Guanci "frêre". Plus tard, Cai Xia rendit visite à Guanci et lui apporta des victuailles. Après avoir bu quelques verres de vin Xia demanda à son hôte :
- Pour quelle raison voyagez-vous à travers monts et rivières, mon frère ? - Je mendie.
- Avez-vous une destination ? Ou voulez-vous simplement visiter les diverses principautés ? s'informa encore Xia.
- J'erre à l'aventure.
- combien de sapèques vous faudrait-il pour quitter cette vie de vagabond ?
- Cent mille, répondit Guanci.
- Espérer gagner cent mille sapèques en mendiant sans but, expliqua Xia, c'est espérer voler sans ailes. En admettant même que vous puissiez y arriver, cela vous prendra plusieurs années. Ma famille vit aux environs de Luoyang. Ce n'est pas à cause de ma pauvreté mais pour une autre raison que je me suis réfugié ici. je n'ai pas eu de nouvelles de ma famille depuis très longtemps. Je voudrais vous demander d'y retourner à ma place. Je paierai tous vos frais de voyage et vous donnerai en plus cent mille autres sapèques, aussi pourrez-vous à la fois connaître le pays et gagner de l'argent sans dépenser beaucoup de temps. Q'en pensez-vous ?
- Je ne demande pas mieux !

Alors Cai Xia lui offrit cent mille sapèques et lui confia une missive à remettre à sa famille.
- Au cours de mon séjour à Suzhou, fit-il, vous vous êtes lié d'amitié avec moi sans vous soucier de savoir qui j'étais. Cela prouve votre sincérité. En réalité, je suis un Dragon. Ma famille habite sous le pont de Wei à Luoyang. A votre arrivée là-bas, vous taperez sur un pilier du pont, en fermant les yeux, et quelqu'un vous répondra et vous invitera à entrer. Ma mère vous rencontrera et vous présentera ma petite soeur. Puisque nous sommes frères, je vous prie de ne pas l'éviter. J'en parle dans ma missive. Bien que ce soit presque encore une enfant, elle est assez intelligente pour être maîtresse de maison. Elle acceptera comme je lui demande de vous offrir cent ligatures* de sapèques. (* Une ligature contient mille sapèques.)
Là-dessus, Guanci retourna dans son pays natal. Quand il arriva sous le pont de Wei, devant l'eau limpide du lac, il se creusa la tête pour trouver un moyen d'y pénétrer. Mais, certain que le Dragon ne l'avait pas trompé, il essaya de taper sur un pilier du pont en fermant les yeux. 
 
Soudain, quelqu'un lui répondit. Ouvrant les yeux, il ne vit plus ni pont ni lac, mais un Palais magnifique avec plusieurs pavillons et tours qui se dressait devant lui. Au seuil d'une grande porte, se tenaient des huissiers vêtus de robes violettes.

Interrogé sur ce qu'il venait faire, il répondit qu'il venait de Suzhou apporter une lettre de leur jeune seigneur. Un huissier prit la lettre et rentra dans le Palais. Quelques instants plus tard, il revint et, au nom de Madame mère, l'invita à entrer dans un salon. Agée d'une quarantaine d'année, Madame était habillée d'une robe violette et avait l'air très aimable. Guanci se prosterna devant elle et elle lui rendit son salut.
- Mon fils est parti si loin, fit-elle, que nous n'avons plus de ses nouvelles depuis longtemps. Vous êtes vraiment très gentil d'avoir parcouru plusieurs milliers de lis pour nous apporter sa missive. Mon fils est tombé en disgrâce et s'est réfugié ailleurs. On a perdu ses traces depuis trois ans. Si vous n'étiez pas venu nous voir, mon chagrin n'aurait jamais pu se dissiper.

Une fois assis sur une chaise comme elle l'en avait prié,Guanci répondit :
- Votre fils et moi sommes liés d'amitié comme des frères. Sa soeur est aussi ma soeur. Je ne sais pas si elle daignerait me rencontrer ?
- Dans sa lettre, répondit Madame, mon fils en parle. Maintenant elle fait sa toilette. Elle va venir.
Au bout de quelques instants, précédée d'une servante, la jeune fille fit son entrée dans le salon. Agée d'environ 16 ans, elle était d'une beauté incomparable et d'une intelligence sans pareille. Après l'avoir salué, elle prit place tout près de sa mère et fit servir le dîner. Alors hôtesses et invité se mirent à table. Le repas était très recherché et propre. Sur ces entrefaites, Madame eut soudain les yeux congestionnés qu'elle fixa sur son invité.
- C'est mon frère qui l'a invité, s'empressa la jeune fille d'arrêter sa mère. Il faut le traiter avec politesse. D'ailleurs, il nous sauvera du malheur. Impossible donc d'agir autrement !
Et elle de se tourner vers Guanci en lui faisant remarquer :
- Mon frère m'a dit de vous offrir cent ligatures de sapèques. Comme c'est trop lourd à porter, je vais vous offrir quelque chose de même valeur que ces sapèques. Veuillez l'accepter !
- Puisque je suis son frère, répondit Guanci, comment pourrais-je accepter une récompense pour un si léger service ?
- Mon fils a évoqué votre pauvreté. Si nous vous offrons ce cadeau, c'est pour exaucer son voeu. Vous ne pouvez pas refuser.
Guanci acquiesça en les remerciant. Et la mère ordonna à la servante d'aller chercher le cadeau. Le dîner continuait quand, soudain, la mère reprit son air méchant et fixa ses yeux rouges sur son hôte. De la bave lui coula des coins de la bouche. La jeune fille mit aussitôt sa main sur la bouche de sa mère en s'écriant :
- Mère ! C'est avec sincérité que mon frère l'a chargé de cette visite. Ce n'est pas convenable d'agir ainsi !
Puis elle s'adressa à Guanci :
- Ma mère est tellement vieille qu'elle ne résiste plus à sa maladie. Il vaut mieux que vous sortiez d'ici.
L'air effaré, la jeune fille fit apporter un bol par une servante. Puis elle l'offrit à son hôte en expliquant.
- Ce bol vient de Jibin, un pays lointain. Ce trésor d'état servait à vaincre toutes les calamités et tous les malheurs. L'objet est pourtant inutile pour les sujets de la dynastie des Tang. Si l'on vous offre cent ligatures de sapèques, vendez-le, sinon, gardez-le. Maintenant, je dois vous laisser à cause de la maladie de ma mère.
Après avoir dit au revoir à son hôte, la jeune fille rentra.
Sorti du Palais, Guanci tourna la tête et vit le même lac et le même pont. Son regard s'arrêta sur le cadeau qu'il tenait dans sa main, un bol en bronze jaune qui semblait coûter tout au plus trois à cinq sapèques. Il crut qu'il avait été dupé par la jeune fille. Il alla vendre le bol au marché. A sa surprise les clients lui proposèrent les uns sept cents sapèques, les autres cinq cents. Ce fut à cet instant qu'il comprit que le Dragon divin ne l'avait pas trompé. 
Alors il le proposa tous les jours au marché. Un an s'était ainsi écoulé, sans qu'il ait pu vendre le bol. Un jour, vint un client étranger au marché de l'Ouest. La vue du bol le réjouit tellement qu'il ne tarda pas à en demander le prix.
- Deux cents ligatures de sapèques, répondit Guanci.
- Si on a besoin de ce bol, on le paiera plus de deux cents ligatures. Mais ce n'est pas un trésor pour les Chinois. Il n'a aucune utilité en Chine. Je paie cent ligatures, d'accord ?
Guanci se souvint de la recommandation de la jeune fille et céda.
Après avoir acheté le bol, le client expliqua :
- Ce bol est le talisman de l'Etat de Jibin. Depuis qu'il l'a perdu, le pays souffre de calamités naturelles, de troubles et de guerres. On dit que c'est le fils du Roi Dragon qui l'a volé il y a quatre ans. Le souverain de Jibin vient de promettre de payer la moitié des impôts d'un an de son pays pour racheter ce bol. Comment se fait-il que vous l'ayez en votre possession ?
Guanci lui raconta ce qui s'était passé entre lui et son ami, le fils du Roi Dragon.
- Le Dragon divin de l'Etat de Jibin lui a intenté un procès. C'est pourquoi il s'est réfugié à Suzhou. Les magistrats du monde des ondes sont trop sévères pour qu'il puisse y revenir. Aussi vous a-t-il chargé de transmettre sa missive. S'il vous a demandé de rencontrer sa soeur, c'est que sa mère est très gourmande et qu'il avait peur qu'elle ne vous dévore. Sa soeur pouvait vous protéger. Maintenant que le bol a été vendu, il va pouvoir revenir. Vendre le bol, c'était le moyen de le sauver. Dans cinquante jours, quand les vagues agiteront la rivière Luo, et que le ciel se couvrira, c'est alors que Cai Xia reviendra.
- Pourquoi dans cinquante jours ? demanda Guanci.
- Parce qu'il faut que j'ai franchi la frontière avec le bol pour qu'il ose revenir.
Cinquante jours plus tard, le jeune Dragon divin était de retour. Guanci retint la date et, quand vint le jour, tout se passa comme prévu.

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