La légende chinoise de Dahu et Erhu


Il y avait autrefois deux frères, l'aîné nommé Dahu (Grand Tigre) et le cadet Erhu (Petit Tigre). Ayant servi à plusieurs reprises dans l'armée, les deux costauds avaient réalisés beaucoup d'exploits. Comme ils aimaient prendre la défense des opprimés, de hauts dignitaires pervers les firent tomber en disgrâce. Accusés de crime, sans aucune preuve, ils furent condamnés à l'exil et quittèrent le pays natal.
  Après une année de vie errante, Dahu et Erhu s'en vinrent à Hangzhou; le pays leur plut dès leur arrivée. Tout en contemplant le paysage, ils se promenaient de tous côtés et sentaient qu'ils s'attachaient à cet endroit.

Sur le soir, arrivés au pied d'une montagne, les deux frères s'engagèrent dans un chemin aux mille détours. Ils marchèrent, jusqu'à la tombée de la nuit, et aperçurent alors un vallon parsemé de sept ou huit maisons; sur la pente de la montagne, il y avait encore un petit monastère en ruine. Ils arrivèrent devant la porte à deux battants, juste comme un vieux bonze allait les fermer, ils s'empressèrent de lui adresser cette prière :
- Maître, maître, nous sommes de passage à Hangzhou, pourriez-vous nous héberger dans votre monastère pour quelques jours?

A la vue de ces deux pauvres gens, le vieux bonze, joignant les mains répondit :
- Entrez, s'il vous plaît. Mais je m'excuse de ne pouvoir vous offrir qu'un frugal repas.
Pendant le repas, Dahu et Erhu exprimèrent leur admiration pour Hangzhou et la beauté de son site, tandis que le vieux bonze poussait des soupirs.
- Oui, Hangzhou est beau, mais ici ce n'est pas un bon endroit pour vivre. Pour avoir de l'eau à boire, il faut aller en chercher en franchissant plusieurs collines. J'ai passé à ça la moitié de la vie.
Les deux frères alors de s'enquérir:
- Maître, est-il donc si difficile de transporter l'eau; où est la source d'eau?
Le vieux bonze indiqua de ses baguettes un endroit lointain au-delà de la porte :
- C'est derrière cette pente, loin d'ici! Vous pouvez m'en croire, autrefois, dans le monastère les bonzes ne faisaient pas défaut, mais peu à peu ils s'en sont allés un à un parce que porter de l'eau jusqu'ici est une trop rude besogne. Quand j'étais jeune, comme vous, cela ne me faisait pas peur, mais vingt ans se sont écoulés! Les forces me manquent...


En réfléchissant à la solitude du vieux bonze et d'autre part à la vie errante qu'ils avaient menée depuis des années, les deux frères eurent l'idée de rester pour l'aider quelque peu et ils lui dirent d'un commun accord :
- Maître, nous ne possédons rien d'autre que notre force, nous voudrions bien devenir vos disciples et rester ici tant que cela ne vous gênera pas.
  A les voir ainsi tous deux, simples et costauds, le vieux bonze fut rempli de joie, et accepta de grand coeur.
Dès lors, ils prodiguèrent des soins attentifs à leur maître, allant toujours au devant de ses désirs, à la montée comme à la descente des collines, ils portaient toujours les fardeaux sur l'épaule ou sur le dos. Tous les jours, leur premier travail, après avoir ouvert la porte à deux battants, était d'aller à l'eau en franchissant les pentes.
Chaque fois ils remplissaient des seaux plus grands que des jarres. Deux seaux aux bouts de la palanche et celle-ci sur l'épaule, ils filaient comme le vent, on aurait dit qu'ils portaient deux simples bottes de paille. Au bout d'une demi-journée ils avaient rempli d'eau toutes les jarres du monastère, et même toutes celles des foyers du village.

Bientôt, les villageois du vallon se familiarisèrent avec eux et ils devinrent célèbres tant pour leur force que pour leur bienveillance. Plusieurs années s'écoulèrent. Puis vint une année où une sécheresse terrible sévissait dans la région de Hangzhou l'automne comme l'hiver. Au début on pouvait encore puiser de l'eau dans le ruisseau, mais il fut très vite à sec. Armés de leurs quatre seaux vides, les deux frères ne savaient plus que faire pour trouver un point d'eau.

Un jour ils se souvinrent qu'ils avaient vu, du temps de leur errance, une source intermittente du nom de "Source de Jouvence", lors de leur passage au mont Hengshan situé dans le Hunan; il était rare de trouver une source aussi limpide, aussi fraîche, aussi douce!

Alors ils décidèrent d'aller chercher cette source pour l'apporter jusqu'ici. Prenant le ciel pour témoin, ils prêtèrent le serment suivant : "En dépit de la foudre et des éclairs, notre détermination d'apporter ici la source est inébranlable, si nous ne pouvons tenir notre serment, nous ne nous présenterons plus devant notre maître ni les gens du pays."


Le lendemain matin, ayant exposé leur projet à leur maître, ils allèrent lui dire au revoir. Le vieux bonze avait de la peine à les laisser partir; mais sachant leur décision irrévocable, les yeux mouillés de larmes, il leur dit adieu :
- Mes disciples, votre voyage va vous conduire à mille lis d'ici, quand nous reverrons-nous? Et pourrons-nous nous revoir encore? N'oubliez pas que votre maître vous attend ici. Que le Bouddha vous protège dans votre voyage!
Ainsi les deux disciples se séparèrent de leur maître, et se dirigèrent vers le sud-ouest. En cours de route, ils eurent à franchir mille montagnes, à traverser mille rivières. Les vêtements déchirés, les souliers troués, ils persévérèrent à marcher en direction du Hengshan. La nuit devenait de plus en plus courte, les jours de plus en plus longs, et ce fut l'été.

Ce jour même, ils arrivèrent au pied du mont Hengshan, éreintés, tourmentés par la faim et la soif, chaque pas était de plus en plus pénible. Enfin les voilà devant "la Source de Jouvence"; quelle joie de voir le reflet de l'eau limpide et d'entendre le clapotis des vaguelettes! Mais à bout de forces, ils tombent par terre évanouis.

Dans leur rêve, il leur semble qu'un vent violent se lève charriant une averse... Au bout d'un moment, le beau temps revient et d'innombrables oiseaux gazouillent aux alentours... Tout d'un coup les deux frères reprennent connaissance, ils voient un adolescent, les cheveux tressés en deux chignons qui agite doucement une brindille de saule tout en leur souriant. Ils pensent :
"La Source de Jouvence, la Source de Jouvence, est-ce lui le petit génie, gardien de la source?...
Ils s'absorbent dans leur méditation quand l'adolescent vient les asperger d'eau avec la brindille de saule.


Dahu et Erhu reprennent des forces aussitôt que les gouttes d'eau tombent sur eux. Ils se lèvent d'un bond et accourent vers l'adolescent en le suppliant:
- Laissez-nous déplacer la source! Celui-ci bondit sur le rocher et agite doucement la brindille de saule tout en éclatant de rire:
- D'accord! voulez-vous essayer?... ha, ha, je crains bien que vous n'y arriviez pas!... Mon maître vénérable m'a dit que seuls les plus persévérants des hommes et les moins avides d'honneurs pourraient le faire!
Erhu répliqua:
- Pour venir ici, nous avons parcouru mille lis sans nous préoccuper de nous-mêmes, est-ce que nous ne sommes pas les plus persévérants?
Dahu poursuivit:
- Même la mort ne peut nous faire reculer, tant s'en faut que nous courions après les honneurs.
Leurs réponses font taire le petit génie, et les deux frères le prennent par le bras en redoublant de supplications. Après un instant de réflexion, il cède:
- Bon, puisque vous osez braver la mort, vous allez vous métamorphoser en deux tigres qui pourront emporter la source.

Ceci dit, il agite la brindille de saule et fait tomber de l'eau sur eux. Tout de suite Dahu et Erhu sentent de grands mouvements dans leurs entrailles, leur peau et leur chair se gonflent, peu après, on voit deux tigres accroupis de chaque côté de la source. L'adolescent enfourche l'un des deux tigres et ils se dirigent, comme un bolide, vers le nord-est en poussant de longs rugissements.


Ce soir-là, le vieux bonze s'était endormi tandis qu'il était assis en tailleur pour réciter les prières bouddhiques. Dans son rêve, il vit deux tigres qui restaient immobiles dans un endroit près du monastère, comme s'ils cherchaient quelque chose. Par curiosité, il était allé ouvrir la porte pour y voir plus clair, les tigres avaient aussitôt disparu. Mais à l'endroit où ils étaient restés un moment, il y avait un creux rempli d'une eau pure et luisante. Transporté de joie, le vieux bonze avait ri aux éclats, ce qui dissipa son beau rêve.
  Le lendemain matin, il raconta son rêve aux villageois, mais, chose bizarre, les villageois dirent qu'ils avaient tous fait ce même rêve. Les propos s'exaltèrent/ Les deux tigres n'étaient-ils pas une incarnation des deux frères Dahu et Erhu auxquels on ne cessait de penser...

A cet instant, on vit arriver un garçon inconnu coiffé de deux chignons; une brindille de saule à la main il courait en criant : "Dahu et Erhu sont de retour ! Ils sont de retour !"

Ce disant, il entraîna le vieux bonze avec lui pour aller voir. Dès qu'il l'eut amené devant le bosquet de bambous près du monastère, il disparut aussi mystérieusement qu'il était venu. Le vieux bonze leva la tête, que vit-il? Deux gros tigres, accroupis côte à côte qui feulaient doucement puis vinrent se frotter contre lui familièrement. Il pensa:
"Seraient-ils vraiment l'incarnation de Dahu et de Erhu?"
Courageusement, sans chercher à se sauver, il les appela:
"Dahu, Erhu!"
Les deux tigres remuèrent la queue en signe d'amitié et le vieux bonze leur caressa doucement le dos.


Le vieux bonze dit alors aux deux tigres:
- Mes disciples, depuis notre séparation, je me suis morfondu en vous attendant; aujourd'hui, nous nous retrouvons, mais pourquoi êtes-vous devenus deux tigres ? Hélas, levez-vous, mes disciples ! A ces mots, les tigres se levèrent. A cette vue, les villageois qui s'étaient mis à l'abri en grimpant sur le toit du temple ou sur les arbres, s'armant de courage, descendirent les uns après les autres.

Juste à ce moment, après un doux feulement, les tigres sautèrent sur le terrain juste devant le monastère. Baissant la tête, ils se mirent à creuser la terre avec leurs pattes de devant; en moins de temps qu'il n'en faut pour fumer une pipe, une cavité fut creusée.

Après quoi, les tigres tournèrent autour du vieux bonze et promenèrent leurs regards sur les villageois...
Soudain un long rugissement se fait entendre: les tigres montent dans le ciel... en provoquant un vent violent qui fait balancer les arbres et siffler les bosquets de bambous dans le vallon.

Les villageois restaient frappés de stupeur. Quand le vent s'apaisa , les tigres avaient disparu. Lorsque les gens eurent retrouvé leur souffle, ils se tournèrent vers la cavité creusée par les tigres: Elle était à moitié remplie d'eau. Comme elle était plaisante à voir, cette source limpide et luisante!

Au fond, une gerbe d'eau continuait à jaillir et, en peu de temps, le creux fut entièrement rempli d'eau. On la regardait avec ravissement, on la buvait dans les paumes des deux mains. Ah, quelle bonne source dont la douceur réjouissait le coeur! Les villageois se mirent à puiser de l'eau, qui avec des cuvettes, qui avec des seaux; mais on avait beau puiser, le niveau ne baissait point.

Cependant, comme la source s'en trouvait troublée, quelques hommes apportèrent des dalles pour faire un bassin. Quelques années plus tard, un grand monastère fut construit tout près de là.

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