La légende des bergers et des aigles de la minorité chinoise Tadjik


Il était une fois un jeune berger Tajik très habile qui vivait dans une belle prairie du Pamir. Un jour qu'il menait paître un troupeau de moutons, notre berger vit un vautour féroce fondre sur l'agneau à grosse queue qu'il préférait.
  Au moment où le vautour allait saisir l'agneau, le berger, ayant la main leste et l'oeil prompt, sortit un poignard et le lança sur le vautour. Le poignard se planta au beau milieu de la poitrine du vautour. Celui-ci, blessé, laissa l'agneau, battit des ailes et s'enfuit en poussant des cris déchirants.

Rassemblant toutes ses forces, le vautour rentra à son aire: Une grotte profonde sur une haute montagne escarpée. La grotte s'ouvrait sur des rochers glacés à pic qui surplombaient un gouffre si profond qu'on ne pouvait en voir le fond. Seul le ruissellement de l'eau rompait le silence.

Le vautour blessé se reposa dans sa grotte, soigné par quatre aigles qu'il avait capturés dans des montagnes lointaines lorsqu'ils étaient tout jeunes. Ces aigles qui avaient grandi, étaient devenus aussi habiles les uns que les autres. Ils sortirent à tour de rôle chercher des plantes médicinales pour panser la blessure du vautour. Ils lui offrirent aussi à manger de la viande de tétras, dont le jabot est une véritable armoire à pharmacie.

Grâce aux soins des quatre aigles, le vieux vautour fut bientôt guéri. Pourtant les aigles désiraient sa mort. C'était lui qui les avait éloignés de leur pays d'origine et séparés de leurs parents, lui encore qui les grondait et les battait tous les jours. Ils en souffraient beaucoup et voulaient se sauver, mais ils avaient peur d'être retrouvés par le vieux vautour. Ils ne pensaient qu'à se débarrasser du vautour et à recouvrer la liberté.

Le vieux vautour se remit à voler. Il vouait une haine mortelle au jeune berger et voulait se venger. Un jour, alors qu'il survolait la prairie, il vit le jeune berger endormi sur l'herbe. Très content de cette occasion, il pensa que l'heure de la vengeance était venue. Il fondit sur sa proie et, tout d'un coup, saisit le berger dans ses puissantes serres, et l'emporta vers le ciel.



Le jeune berger se réveilla et voulut réagir. Mais voyant qu'il était haut dans l'air et qu'il risquerait de se mettre en miettes en tombant si le vieux vautour lâchait ses serres, il se laissa emporter par le vautour. Au bout d'un certain temps, le vautour déposa le berger dans sa grotte, auprès des quatre aigles. Une fois dans la grotte, le jeune berger s'avança vers la sortie. mais sitôt qu'il regarda à l'extérieur, la tête lui tourna, la montagne était si haute, la falaise si escarpée et la gorge si profonde, qu'il ne pouvait absolument pas s'échapper.

Le vieux vautour parut percer le désespoir du berger, éclata de rire, comme s'il se moquait de lui, et dit :
- Tu veux encore retourner à la prairie? Ce n'est qu'un rêve.

Sa voix ressemblait au hurlement du loup qui fait frémir les gens. Le jeune berger fut obligé de rester dans la grotte. Il mangeait la viande de mouton que le vautour n'avait pas pu finir et buvait l'eau froide qui coulait entre les pierres. Les jours s'écoulèrent ainsi, mais il n'arrivait pas à trouver un moyen de s'enfuir.

Il mangeait et couchait avec les quatre aigles et se familiarisa vite avec eux. Il fut irrité de voir que le vieux vautour les maltraitait, et eut pitié d'eux. De leur côté, les quatre aigles se souciaient aussi de celui qui avait un sort semblable au leur.

De temps à autre, voyant son air affamé, ils saisissaient un lièvre et le lui offraient à manger à l'insu du vautour. Pour le distraire, ils chantaient et dansaient en tapotant le sol de leurs serres et battant des ailes. Le jeune berger les aimait également beaucoup; il leur peignait souvent les plumes que le vieux vautour avait ébouriffées.

Le jeune berger pensait tous les jours à son pays, à ses parents et à son troupeau de moutons. Il eut plusieurs fois envie de se battre contre le vieux vautour et de le tuer. Mais il pensa que s'il le tuait, il ne pourrait jamais quitter cette grotte quasi céleste, et n'aurait plus de quoi manger, ce qui le força à prendre son mal en patience jusqu'à ce que l'occasion se présentât...



Un jour, le vieux vautour, tout joyeux, ramena un agneau de six mois, en mangea toute la viande et ne laissa que la peau. Trouvant que les pierres dans la grotte étaient trop froides, le jeune berger s'assit sur la peau. Un soir, couché sur la peau de l'agneau, il n'arrivait pas à s'endormir. Soudain, il se souvint d'une histoire de tapis volant que sa mère lui avait racontée quand il était petit. Il s'exclama :
- Si cette peau d'agneau pouvait voler et me ramener chez moi!

Cependant, il retomba dans le désespoir en pensant qu'il n'y avait aucun immortel céleste pour faire voler la peau d'agneau; comment pourrait-elle voler toute seule? Pendant toute la nuit, le jeune berger se tournait et se retournait, et il n'avait toujours pas fermé l'oeil lorsque l'aube arriva.

Il vit en se levant le vieux vautour obliger les quatre aigles à sortir pour chercher de la nourriture. Ayant peur de lui, les aigles sortirent de la grotte en volant. En les voyant l'un après l'autre déployer leurs ailes et s'élever dans les airs, il eut brusquement une inspiration dont il fut très content, et se demanda :
- Pourrais-je demander de l'aide aux aigles?

Le jeune berger avait enfin l'espoir de s'évader. Pendant l'absence du vautour, il entraînait les quatre aigles. Il étendait la peau de l'agneau par terre, l'attachait des quatre coins aux serres des aigles, et lorsque les aigles volaient, la peau de l'agneau se déployait comme un tapis volant.

Au bout d'un mois d'entraînement en cachette, les ailes des aigles devinrent plus puissantes, tandis que le vieux vautour ne s'apercevait de rien.

Le jeune berger prit une décision. Avant de quitter la grotte, il fallait tuer le vautour, parce que si jamais le rapace venait à découvrir leur fuite, il se mettrait à leur poursuite et donnerait des coups de bec et de serres aux aigles jusqu'à ce que mort s'ensuive.



Cependant, tuer le vieux vautour n'était pas facile. Il fallait d'abord qu'il fût aveugle, afin que ses serres devinssent inutiles. Le jeune berger trouva alors un long morceau de pierre et il l'aiguisait à la dérobée à chaque absence du vautour. Au bout de sept jours, l'extrémité de la pierre était aussi tranchante qu'un poignard.
  Un soir, quand le vieux vautour commença à ronfler selon son habitude, le jeune berger prit le poignard en pierre à la main, s'approcha furtivement de son geôlier et lui creva d'un seul coup l'oeil gauche. Poussant un cri déchirant, le vautour n'eut même pas le temps de contre-attaquer que le berger avait déjà retiré son arme et donné un autre coup à l'oeil droit.

Le sang giclait des yeux, le vautour ne voyait rien, battait des ailes et tendait les serres. Les quatre aigles furent à la fois contents et effrayés. Le berger les emmena dans un coin, laissant le vautour se débattre.

Affolé, le vautour chercha à attraper quelque chose, mais il ne trouva rien. Le sang coulait de plus en plus, le vautour se débattit toute la nuit, à l'aube il était hors d'haleine, incapable de bouger, et s'allongea par terre. A ce moment-là, le jeune berger s'approcha et lui donna au cou quelques coups de poignard. Le vautour s'agita dans un ultime spasme, puis, tendit les deux serres: il était mort.

Les quatre aigles dansaient de joie autour du berger, parce qu'ils étaient libres. Ils tapotèrent de leurs ailes l'épaule de leur jeune ami, comme pour le presser de quitter au plus vite la grotte. Le berger attacha solidement la peau de l'agneau aux pattes des aigles, s'assit dessus et frappa légèrement les ailes des aigles, ce qui était le signal pour les faire s'envoler.

Les quatre aigles déployèrent aussitôt leurs ailes, sortirent de la grotte et s'élancèrent dans les airs. Le jeune berger s'assit confortablement sur la peau de l'agneau, les nuages colorés flottaient auprès de lui, comme s'ils le félicitaient; la montagne de glace brillait sous ses pieds, on aurait dit qu'elle l'appelait.



Les quatre aigles volèrent à tire d'ailes et arrivèrent bientôt au-dessus de la prairie. le jeune berger regarda en bas, vit que les herbes étaient encore plus vertes, que les moutons s'y dispersaient tels des perles sur un tapis vert, que les rivières faisaient penser à des rubans de soie brillante, et les tentes à des fleurs en pleine floraison... Il ne put s'empêcher de s'exclamer :
- Mon cher pays, me voilà enfin revenu!
Les quatre aigles descendirent doucement et se posèrent devant la tente du berger. Ses parents et ses amis vinrent à sa rencontre. Voyant que les aigles étaient épuisés et ruissselants de sueur, le jeune berger les invita à se reposer chez lui et enleva le rideau de la porte.

Mais les aigles ne voulurent pas entrer, glatirent comme s'ils voulaient dire :
- Nous voudrions, nous aussi, rentrer chez nous et retrouver les nôtres.
Ils tapotèrent légèrement de leurs becs les bottes du berger, puis son habit, et battirent des ailes pour faire leurs adieux. Les larmes aux yeux, le jeune berger embrassa les aigles, en disant avec affection:
- Au revoir, mes amis!

Les quatre aigles s'élevèrent dans les airs, tournèrent trois fois autour de la tente du berger et s'éloignèrent à regret. Le jeune berger agita la main vers eux. Quand il ne les vit plus, il hésitait toujours à entrer dans la tente et regardait vers le lointain...

Plus tard, les quatres aigles vinrent souvent survoler la prairie, pour aider le berger à attraper des lièvres et des taupes qui endommageaient les herbes. Lorsqu'une horde de loups venaient pour s'emparer de moutons, les aigles avertissaient, comme des éclaireurs, le berger à temps.

C'est depuis cette époque que les bergers et les aigles sont de bons amis, de génération en génération. 

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